Vie et opinions de Tristram Shandy
Par quel tour de force Laurence Sterne réussit-il à faire courir cette biographie sur plus de 900 pages en ne racontant que cinq épisodes d'une vie ? C'est que ce roman est composé du " nec plus ultra de l'art digressif ".. Et s'il vient à manquer de matière, il lui suffit de glisser ici un chapitre sur les nez, là tel autre sur les " fi ! ", tel autre encore sur les boutonnières, sur les " Zut ! et Zest ! ", et pourquoi pas un chapitre sur les chapitres, même s'il ne vaut pas " chipette ". Bon an mal an, le volume vient à gonfler. Ajoutez à cela la présentation bilingue d'un conte de Grosscacadius, une page laissée blanche afin que le lecteur puisse à sa fantaisie y ébaucher le portrait de la veuve Tampon, une autre intégralement noire, deux chapitres parfaitement vierges...
Et ces recettes fonctionnent ! " je vous ai dès le début réglé cette affaire des rapports entre l'histoire proprement dite et ses à-côtés, reliant l'essentiel et l'accessoire par un réseau si serré d'intersections, multipliant sans fin les combinaisons entre mouvements digressifs et progressifs, instituant ainsi une si belle solidarité entre tous les rouages, que la machinerie entière n'a pratiquement jamais cessé de tourner "..
Le lecteur tant soit peu curieux aura donc le plaisir de découvrir ainsi, en lieu et place des opinions de Tristram Shandy, le détail très complet de la garde-robe des Anciens telle qu'elle fut établie par un certain Rubenius, ou la version authentique d'un texte d'Ernulfe (1040-1124) relatant une excommunication prononcée pour un baptême par injection, ou de suivre, en compagnie de l'oncle Tobie, la reconstitution très soignée de quelques grands sièges de l'Histoire. Et quand la lasitude s’installe, il convient, bien sûr, de suivre le conseil de Sterne et de sauter quelques chapitres.
Évidemment, le procédé finit par paraître systématique, et si l'on rit volontiers devant les premières audaces, si l'on se laisse étourdir par tant de digressions, il arrive bien souvent qu'on s’en lasse.