Point de vue
Vo ouïes dégustent ? Cè à cause dé euros..., par Bertrand Kempf
LE MONDE | 11.02.08 | 14h18 • Mis à jour le 11.02.08 | 14h18
La langue française est particulièrement agréable - prononcez SVP : (t) agréable - à entendre, grâce notamment à la règle - qui lui est propre - des liaisons (z) euphoniques, qui ont pour rôle d'épargner à nos (z) oreilles les fâcheux (z) hiatus. Hélas, hélas, cet harmonieux (z) ornement phonétique fout le camp à toutes jambes.
Déjà, à la fin du siècle dernier, certains jours répartis dans trois mois du calendrier (avril, août, octobre) étaient auditivement pénibles à vivre : le deu avril, le troi avril..., au total quarante et un jours par an.
Avec l'arrivée de la monnaie européenne, notre souffrance est désormais à chaque instant : deu euros, troi euros, si euros, di euros, dix-hui euros, vin euros, cen euros, deux cen euros...
Les médecins ont été les premiers à donner le mauvais exemple, réclamant à cor et à cri "la consultation à vin euros".
La pub à la radio a suivi ; comme s'ils en avaient reçu la consigne, les annonceurs mettent systématiquement devant leurs petits ou gro euros un h aspiré : "Pour un (h) euro de plus la clim, pour deux cents (h) euros lé airbags".
De doctes amis, à qui je voulais faire partager ma douleur, m'ont vertement tancé : "Mais enfin, monsieur le pinailleur, vous devriez savoir que l'euro est une monnaie européenne ; qu'elle ne prend donc pas d's au pluriel, et donc qu'on ne doit pas faire la liaison maltencontreuse que vous réclamez : deu euro, vin euro, cen euro." J'en sui encore tou interloqué.
DI-HUIT HUÎTRES À DI HEURES
Par contagion, tous les mots commençant par une voyelle ou par un h muet sont également menacés. Leurs liaisons de naguère, tout à fait fréquentables, deviennent dangereuses. Aussi, au marché ou à la banque, des discours aux confidences, des prétoires aux tribunes, du JT (de vin heures) au confessionnal (je suppose), à table ou au lit, de Sain-Ouen aux Champ-Elysées, lé affreu hiatus sont tou hilares.
Je gage que 98 % des locuteurs francophones sont aujourd'hui contaminés. A ma stupéfaction, horresco referens, c'est même le cas pour beaucoup de personnalités de grande culture, mais je tairai les noms. On notera que parmi les personnes candidates aux dernières présidentielles, une seule évoquait "le SMIC à mille cinq cents (z) euros". La cause me semble donc désespérée.
Petit exercice idiot : vous êtes priés de prononcer à haute voix : "Mettons les points sur lé i : tou à l'heure, pour mon mieu-être, je goberai deu oeufs et plu ou moins di-hui huîtres à di heures ; au pi-aller, bien hentendu, elle iront au tou-à-l'égout..."
Vos ouïes ont-elles salement dégusté ? Oui ? Alors bravo et merci, merci pour moi et pour le patrimoine de la France... Non ? Vraiment non ?
C'est donc que vous êtes adepte du nouveau français, du français libre, enfin libéré de ses chaînes ! Hélas, mille fois zhélas...
Bertrand Kempf est ancien directeur de l'informatique de l'Assistance Publique-Hôpitaux de Paris